Association de sauvegarde du patrimoine saulcéen

A.S.P.S.

Des graffiti marins inédits sur l’Eglise Saint-Martin

DES GRAFFITI MARINS INEDITS SUR L'EGLISE SAINT-MARTIN

Par Eric Petel

M. Eric PETEL est Président du Centre de Recherches Archéologiques et Historiques de Normandie. Par ailleurs il est passionné par l’étude des graffiti, notamment sur les édifices religieux de notre région.

COMMUNE DE LA SAUSSAYE

Au début du 12e siècle, les terres de Saint Nicolas, La Saussaye et Saint-Martin-la-Corneille relevaient de Robert d’Harcourt. Confisquées par Henri II en 1189, elles passèrent ensuite à Richard Cœur de Lion pour revenir ensuite dans la famille d’Harcourt avec Richard d’Harcourt (1241). En 1311, Guillaume d’Harcourt fonda la collégiale de la Saussaye (sous le vocable de Saint-Louis), Raoul d’Elbeuf étant évêque d’Evreux. Guillaume d’Harcourt dota la collégiale de 500 livres tournois de rente pour l’installation et l’entretien de 13 chanoines. L’ancienne paroisse puis commune de la Saussaye (27) fut supprimée le 22 janvier 1808 par rattachement au territoire de Saint-Martin-la-Corneille. Le 17 mai 1846, la commune de La Saussaye, réapparut par l’unification des deux anciennes communes, de Saint-Nicolas-du-Bosc-Asselin et Saint-Martin-la Corneille. L’église de Saint-Nicolas-du-Bosc-Asselin, en ruines, fut détruite en 1808. L’ancienne paroisse, puis commune de Saint-Martin-la-Corneille a pu conserver son église bien que la collégiale Saint Louis soit devenue l’église paroissiale de la commune de la Saussaye nouvellement formée. La collégiale de la Saussaye étant église paroissiale depuis 1846, l’église de Saint-Martin perdit ce statut.

EGLISE SAINT MARTIN DE LA SAUSSAYE (coordonnées G.P.S. : 49.248266 – 0.978626)

Le bâtiment est considéré comme une des plus anciennes constructions de la commune. Comme de nombreuses églises en France, elle est placée sous la protection de Saint Martin (vers 316-397). L’édifice orienté classiquement ouest-est, semble être, dans ses parties les plus anciennes, du XIe siècle. De plan rectangulaire, il se compose d’une nef à un seul vaisseau de quatre travées, surmontée en son centre d’un clocher coiffé d’une flèche octogonale.

Photographie 1

Mur nord de l’église Saint-Martin

La troisième travée est encadrée de deux chapelles latérales à absides semi- circulaires formant un faux transept. Le chœur est profond (deux travées) et la nef se termine par un chevet plat percé de deux baies romanes aujourd’hui murées mais qui restent cependant visibles de l’intérieur de la sacristie.

Photographie 3

Chevet percé de deux baies romanes murées (vue de l’intérieur de la sacristie)

Cette sacristie carrée, plus tardive, est accolée au chevet. L’ensemble du bâtiment a été remanié et agrandi au XVIe siècle et des baies y sont percées. Au XIXe siècle des travaux de restauration sont réalisés : la couverture est reprise, l’intérieur de l’église est recouvert de plâtre et les deux chapelles à absides semi-circulaires sont construites en briques (1879). Des contreforts également en briques sont établis ou remplacent des contreforts de pierre préexistants. L’église est toujours entourée (au nord et à l’est) de son cimetière limité partiellement par un mur. L’agrandissement de l’espace du cimetière (à l’est), au début des années 2000, a nécessité la destruction d’une partie de ce mur de limitation. L’entrée dans l’église se fait par un porche sous charpente. Le bâtiment possède une autre caractéristique : une maison de type médiéval y est adossée, à l’ouest de la nef. L’ensemble de la construction est constitué de moellons de silex, de briques et de calcaire. La couverture est formée d’ardoises. Enfin, sur le mur gouttereau sud, visible du jardin de l’ancienne habitation privée adossée à la nef, figure un ensemble de graffiti.

Photographie 2

Mur sud de l’église (le rectangle noir localise la zone des graffiti)

Ces gravures sont visibles sur les pierres d’angle précédant le rétrécissement du chœur dans sa largeur, à partir de 1,30 mètre de hauteur par rapport au sol actuel.

Photographie 4

Vue d’ensemble des graffiti

DESCRIPTION DES GRAFFITI : 

Dans la partie haute on repère rapidement deux croix dont les extrémités des branches sont creusées de cupules. Ces figurations sont fréquentes sur les murs de nos églises. Elles semblent, d’après plusieurs auteurs, à mettre en lien avec le cimetière entourant l’église. Ce fait est confirmé par des graffiti épigraphiques de type « Ci-gît… » trouvés parfois sur les murs de certaines églises. C’est le cas notamment à Beaumont-le-Roger, ou plus proche de la Saussaye, de l’église d’Iville.

Photographie 5 Figure 1

Graffiti et figure du petit bateau, des croix et du chrisme

Entre ces deux croix figure un monogramme du Christ ou chrisme (I H S) dont l’extrémité des lettres est également creusée de cupules. La gravure en est particulièrement fine. Ce chrisme est fréquemment retrouvé dans l’iconographie religieuse. Il serait à l’origine une façon de raccourcir le nom de Jésus, en grec (Jésus s’écrivant ΙΗΣΟΥΣ), en en gardant que les 3 premières lettres : Ι Η Σ. La lettre grecque Σ (sigma) fut ensuite transcrite dans l’alphabet latin sous la forme du S, si bien que le monogramme se transforma en I H S. Pour certains auteurs, ces 3 lettres signifieraient également IESVS HOMINVM SALVATOR (Jésus sauveur des hommes). On trouve parfois le H (Eta en grec) surmonté d’une croix. C’est sous cette forme qu’il figure sur le sceau de la Compagnie de Jésus (Jésuites).

Complètement à droite, un tracé malhabile semble figurer un oiseau, tête tournée vers la gauche. L’absence de figuration complète de la tête ne permet pas d’être complètement affirmatif dans cette interprétation. L’allure générale permet d’évoquer une figuration de coq surmontant le clocher de nos églises. On trouve parfois des figurations d’oiseaux sur les murs de nos églises, principalement des figurations de coqs de clocher, mais également quelques colombes symbole du Saint Esprit.

Enfin dans cet ensemble de graffiti, sont représentés deux bateaux.

DESCRIPTION DES GRAFFITI DE BATEAUX :

Dans la partie supérieure, à gauche de la première croix, figure un petit bateau (cf. photographie et figure ci-avant), uniquement représenté par sa coque relevée symétriquement à la proue et à la poupe, et par son mât central en forme de croix. La poupe et la proue sont bien différenciées (la proue est à droite). Il est situé à environ 1,66 mètre du sol.

Le grand bateau au-dessous est composé d’une coque en forme de croissant dont la proue et la poupe sont de même hauteur et peu différenciées. La coque est figurée par plusieurs traits évoquant l’assemblage des planches constituant le bordage. Des hachures et des croisillons sont représentés dans la partie supérieure du bordage. La coque est surmontée d’un mât dont le sommet est perlé d’une petite cupule et semble porter un drapeau à son extrémité supérieure. Des traits obliques reliant le sommet du mât à chaque extrémité de la coque figurent les haubans. Un de ceux-ci est figuré sous forme d’échelle (dispositif utilisé par les gabiers pour monter aux gréements) tandis que deux autres, à droite, sont ornés de lignes obliques en dents de loup. Dans la partie inférieure de la coque, une ligne ondulée semble figurer les vagues.

Photographie 6 Figure 2

Graffiti et figure du grand bateau

La largeur totale du bateau est de 435mm pour une hauteur de 350mm. Le bas de la coque est situé à 1,30 mètre par rapport au sol actuel.

DIAGNOSE :

Le modèle représenté peut être classé dans ce que Christophe MONTENAT et Marie-Laure GUIHO-MONTENAT appellent les figurations symboliques naviformes. Ces auteurs insistent sur une figuration stéréotypée et réduite au strict minimum à savoir une coque en forme de croissant sur laquelle repose un mât, sans vergue, implanté au centre de la coque. Le haut de ce mât est relié aux deux extrémités de la coque par des traits figurant les haubans et parfois des échelles de haubans. Le modèle représenté à La Saussaye est assez semblable aux symboles naviformes figurés sur les églises d’Hauville, de la Haye-Aubrée ou de Sainte-Croix-sur-Aizier.

Photographie 7

Eglise d’Hauville (27)

Photographie 8

Eglise de la Haye-Aubrée (27)

Photographie 9

Eglise de Sainte-Croix-sur-Aizier (27)

Selon ces mêmes auteurs, la présence de croix, d’échelles et de perles (cupules) associées à un symbole nautique pourrait composer une sorte d’idéogramme à la mémoire de marins défunts. Il semble que nous soyons là dans le contexte de la batellerie de Seine. La forme générale de la coque, l’absence de voile, permet d’évoquer un navire fluvial plutôt que maritime. Le mât serait alors un mât de halage et non un mât destiné à recevoir des voiles importantes (absence de vergues), bien que son emplacement soit un peu trop central pour cet usage. Le mât de halage est en principe fortement haubané et mesure de 2 m à 2,50 m. Il est généralement situé entre le tiers avant et le centre géométrique du bateau.


Anne-Sophie AUGER-SERGENT signale que les graffiti marins les plus anciens (XIIIe au XVe s.) se caractérisent « par une coque en arc de cercle et des extrémités relevées symétriquement ». Elle note l’existence d’un mât unique placé au centre de la coque portant rarement une voilure et la fréquente absence de représentation des appareils de gouverne. Elle précise également que « ces graffiti présentent de fortes similitudes graphiques et techniques avec les représentations des sceaux et des enluminures des XIIème et XIIIème siècles ». En terme de datation, ces remarques situeraient notre graffiti dans ce contexte (XIIIe au XVe siècles).

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